La colère du rhinocéros

La colère du rhinocéros, Christophe Ghislain, Ed. Belfond, 2010
Gibraltar, un homme d'une trentaine d'années retourne dans le village de son enfance, Trois-Plaines, duquel il est parti presque 20 ans auparavant. Il part au volant du corbillard de l'entreprise de pompes funèbres qui l'emploie ; presqu'arrivé à Trois-Plaines, il heurte sur la route un rhinocéros, et rentre donc au village à pieds. Son retour crée des tensions, chaque habitant cachant le secret de la disparition du père de Gibraltar. Or Gibraltar est revenu pour savoir ce que celui-ci est devenu.
Roman à trois têtes : trois narrateurs qui parlent à la première personne du singulier et qui racontent tour à tour, le présent et le passé du village. D'abord Gibraltar, puis un homme mystérieux que tous appellent l'Esquimau et enfin, Emma, la petite amie de Gibraltar lorsqu'ils étaient adolescents. Ces trois points de vue nous permettent de reconstruire l'histoire pièce à pièce, comme un puzzle. Trois narrateurs qui ne s'expriment pas de la même manière. L'Esquimau par exemple écrit plutôt "oralement" : "Putain de Dieu ! que le patron a fait. Quel genre de cinglé peut avoir l'idée de se balader comme ça avec un mort ?
Sûr, monsieur Michel était quelqu'un qui avait les pieds sur terre. Pas de doute. Il n'avait pas fait d'études, n'avait suivi aucune formation particulière et n'avait ni oncle ni ami qui aurait pu le conseiller en matière d'automobile. C'était pas un intellectuel, non. Et il y connaissait à peu près rien en à peu près tout." (p.75)
Emma parle "normalement" et Gibraltar est entre les deux, si bien, que même si le nom du narrateur n'était pas noté en tête de chapitre, on saurait aisément qui parle.
Bien que l'histoire soit censée se dérouler en Europe, je n'ai pu m'enlever de la tête les paysages désertiques des Etats-Unis, tant les références au cinéma (Fellini, Scorcese, Kusturica entre autres), au western en particulier (Gibraltar surnomme le flic du village, John Wayne) sont légion. Certains noms également font référence à une culture anglo-saxonne Gibraltar Mac Adam, par exemple.
Drôlement bien bâti, le roman met à jour les faiblesses et les fêlures de ses héros, leurs questionnements existentiels et leurs errances. Les personnages sont blasés, n'attendent plus vraiment de surprise et de bonheur de la vie ; les leurs s'écoulent sans qu'il n'en profitent, accablés qu'ils sont par leur passé et leur difficulté à le surmonter. La résilience n'est pas le fond de commerce du bouquin. Néanmoins, malgré des personnages à la dérive, Christophe Ghislain réussit le tour de force de ne pas faire un roman noir opaque : des traits d'humour émaillent le récit ainsi que des situations extra-ordinaires, irréelles qui en deviennent même poétiques, comme par exemple, le souhait d'Arthur, le père de Gibraltar, de creuser un énorme trou pour faire venir la mer dans son désert et de construire un phare. Phare dont Gibraltar reprendra la construction en revenant à Trois-Plaines, ce qui ne facilitera pas ses rapports avec les habitants.
Et le rhinocéros me direz-vous ? Eh bien, il revient, très en colère pour finir cette histoire par des pages très belles, rapides qui sont pour moi les plus belles du bouquin. Une fin en apothéose donc pour un premier roman d'un jeune écrivain belge qui promet !