Untoten
Untoten, Eric Pessan, L'attente, 2023
Une altercation dans un train entre une bande de jeunes gens et un cinquantenaire fatigué. Un incident sur la ligne. Le train s'arrête en pleine voie. Les gens descendent. Plus tard, l'homme est retrouvé affalé le long d'un hangar. Mort ? Sans doute. "Untote, dit le garçon penché vers lui. [...] tote, c'est la mort, untote, c'est le mort-vivant, ou plutôt, littéralement, le non-mort."(p.36), dans la langue allemande qu'étrangement parlent les réfugiés qui le trouvent.
Ce texte dans lequel l'auteur s'adresse à l'homme en le voussoyant est magnifiquement écrit. L'écriture d'Eric Pessan est comme toujours, fine, délicate, élégante, précise et belle. Mais qu'il va m'être difficile d'en parler, tant il est dense et m'a chamboulé.
Je l’ai lu comme un cinquantenaire, ce que je suis, ce que sont l’homme du train et l’auteur du livre, qui espère toujours en des lendemains qui chantent mais les voit s’éloigner tous les jours un peu plus. Dont toutes les valeurs, tout ce à quoi il croit, la liberté, l’égalité et la fraternité ont du mal à exister encore. Sommes-nous libres dans un état qui réprime violemment les manifestations ? Sommes-nous égaux lorsqu’il suffit d’être d’une couleur de peau foncée pour se faire davantage contrôler -et pire encore-, lorsque l’orientation sexuelle devient une source d’injures et de violence, lorsque le fait d’être une femme vous expose ? Sommes-nous hommes lorsqu’un homme malmené dans un train ne reçoit aucun soutien -et je ne sais pas ce que j’aurais fait dans une telle situation-, lorsque certains archi-milliardaires se gavent pendant que d’autres ne trouvent ni de quoi se loger ni de quoi se nourrir ?
Il flotte dans l'air depuis plusieurs mois une ambiance pas saine, glauque, entre un gouvernement sourd aux manifestations, une guerre à nos portes, des réfugiés mal accueillis, des idées d'extrême droite qui deviennent virales et la base de discussions normales, que même le gouvernement et le président reprennent à leur compte, la planète qui n'en peut plus et donc des bouleversements climatiques en tout genre. Bref, ça va plutôt mal, et cela Eric Pessan le ressent et le transmet admirablement dans son texte, dans ses textes en général. Il parle de ce qui met mal à l'aise, cette seconde où l'on peut relier délinquance et immigration lorsque l'on est importuné par des jeunes aux peaux foncées, et ce regret immédiat d'y avoir songé, parce que cela va à l'encontre de toutes ses valeurs, mais l'ambiance, le relais médiatique et politique quasi permanent des idées fascistes et racistes, tout cela imprime en nous malgré tout...
Mais revenons au livre, et à ce qui concerne les Untoten. Eric Pessan, en mettant en scène des réfugiés qui se trouvent étonnamment l'allemand en langue commune, explique les différences entre zombies et morts-vivants et pourquoi nous sommes des zombies et pas des morts-vivants. Le mort-vivant a un cerveau, il peut encore s'en servir, c'est d'ailleurs pour cela que pour l'anéantir il faut lui couper la tête. Le zombie est un homme auquel on a ôté -ou lavé- le cerveau. Il n’est qu’un corps qui obéit aux ordres, qui courbe le dos "...il travaille, il ne connaît pas la fatigue, il ne connaît pas la révolte, il est un robot de chairs et d’organes, il accomplit mécaniquement les besognes dans de lents gestes vacants, le regard saccagé. Il est la masse laborieuse qui ne fera pas grève, ne demandera pas de meilleures conditions de travail..."(p.51)
Malgré un sentiment d'impuissance qui naît de cette lecture, voire du pessimisme sur notre avenir, celui de notre société et de la planète, il en ressort qu'il faut continuer de lutter pour ses valeurs, qu'il ne faut pas se résoudre à accepter les idées nauséabondes de l'extrême-droite, qu'il faut persister, expliquer, lutter. Un livre qui remue et dans lequel la foi en l'humanité persiste malgré tout.