La vie mode d'emploi
La vie mode d'emploi, Georges Perec, Le livre de poche, 2010 (Hachette Littératures, 1978)
Prenez un immeuble parisien, sis au 11 de la rue Simon-Crubellier. Enlevez la façade et décrivez tout ce qui se voit de la rue : les lieux, les gens, les décors, ... Ajoutez anecdotes, histoires, relations entre locataires et propriétaires, entre habitants des étages "nobles" et résidents des chambres de bonnes, et vous obtenez alors ce roman absolument insolite et riche. A la seule condition, évidente, nécessaire et suffisante que l'auteur en soit Georges Perec soi-même !
A la suite de ma lecture de Ce qui stimule ma racontouze..., j'ai eu une envie irrépressible de lire La vie mode d'emploi. Je m'suis dit : "Bon, c'est un gros livre, il vaut mieux le lire pendant les vacances, prendre le temps." Et c'est ce que j'ai fait. Mais la question qui me vint à l'esprit plusieurs fois, lors de ma lecture c'est : "Mais pourquoi, n'ai-je point lu ce roman plus tôt ? Ce livre est un chef d'oeuvre, comment ai-je pu passer à côté si longtemps ?"
Dans une écriture extrêmement simple et accessible, Georges Perec écrit le roman des romans. Celui dans lequel, en marge des personnages et des lieux décrits, naissent des histoires, d'autres lieux, d'autres personnages a priori sans relation avec les habitants du 11 rue Simon-Crubellier, mais ici, tout est lié, ne serait-ce que par une combine parfois ténue, mais toujours visible.
Bartlebooth est le personnage principal, celui qui lie un peu les autres, celui dont l'histoire est le fil rouge du roman : "Pendant dix ans, de 1925 à 1935, Bartlebooth s'initierait à l'art de l'aquarelle.
Pendant vingt ans, de 1935 à 1955, il parcourrait le monde, peignant, à raison d'une aquarelle tous les quinze jours, cinq cents marines de même format (65x50, ou raisin) représentant des ports de mer. Chaque fois qu'une de ces marines serait achevée, elle serait envoyée à un artisan spécialisé (Gaspard Winckler) qui la collerait sur une mince plaque de bois et la découperait en un puzzle de sept cent cinquante pièces.
Pendant vingt ans, de 1955 à 1975, Bartlebooth, revenu en France, reconstituerait, dans l'ordre, les puzzles ainsi préparés, à raison, de nouveau, d'un puzzle tous les quinze jours. A mesure que les puzzles seraient rassemblés, les marines seraient "retexturées" de manière à ce qu'on puisse les décoller de leur support, transportées à l'endroit même où - vingt ans auparavant- elles avaient été peintes, et plongées dans une solution détersive d'où ne ressortirait qu'une feuille de papier Whatman, intacte et vierge." (p153/154)
Ça c'est pour Percival Bartlebooth, mais les autres résidents ont tous des histoires ou des aïeux qui ont eu des aventures, rares, rocambolesques, désopilantes, comiques ou tragiques. Malgré les multiples intervenants, le lecteur n'est pas perdu. Perec fait des petits chapitres, consacrés à un habitant ou à la famille, ou plutôt à l'appartement et à ceux qui l'occupent ou l'ont occupé. A chaque fois, il replace ses personnages de telle manière que le lecteur s'y retrouve aisément.
Ce roman est absolument génial, un puits de connaissance dans tous les domaines : histoire, chimie, mathématiques, littérature, peinture, musique, sport, etc, mais jamais pédant, toujours pédagogique et à la portée du lecteur. Un roman qui alterne le burlesque, le cocasse, le drôle, le triste, le sombre, le noir. Un roman dans lequel l'auteur s'essaye à tous les genres, poésie, roman picaresque, épopée, roman d'amour, ... Un roman fourre-tout, mais extrêmement maîtrisé et bien rangé. Un livre unique, d'un genre que je ne rencontrerai pas de sitôt, sauf à relire celui-ci, bien entendu !
Des passages sont vraiment fabuleux, comme celui dans lequel Georges Perec présente son personnage nommé Cinoc qui "exerçait un curieux métier. Comme il le disait lui-même, il était "tueur de mots" : il travaillait à la mise à jour des dictionnaires Larousse. Mais alors que d'autres rédacteurs étaient à la recherche de mots et de sens nouveaux, lui devait, pour leur faire de la place, éliminer tous les mots et tous les sens tombés en désuétude." (p.347) Suivent alors des listes de mots oubliés, de mots que Cinoc tente de sauver. Listes d'ailleurs dont l'auteur use et abuse, tout au long de son roman pour le plus grand plaisir du lecteur.
Les 579 pages (sans compter les annexes) de la version poche se lisent très vite, sans de temps mort, sans "ventre mou" au milieu du livre, bien que la plus grosse partie soit consacrée à des descriptions. Au contraire, j'aurais bien rajouté un ou deux étages à l'immeuble du 11 de la rue Simon-Crubellier.