Film noir à Odessa
Film noir à Odessa, William Ryan, Editions des deux terres, 2012
1937, à Moscou, l’inspecteur Korolev est réveillé en pleine nuit par un milicien. Il craint le pire, et ceci d’autant plus que son enquête précédente l’a mené sur les terrains délicats de la politique. En fait, remarqué par les plus hautes autorités, il est envoyé en Ukraine pour faire la lumière sur le supposé suicide d’une jeune actrice, accessoirement maîtresse de Iejov, chef du NKVD, la police politique. Une enquête qui s’annonce encore une fois difficile et dangereuse.
J’avais quitté Korolev en 1936 dans sa précédente aventure, Le royaume des voleurs. Je le retrouve ici, fidèle à lui-même, pas très à l'aise dans ce pays qui déporte n'importe qui pour n'importe quoi. Lui, ayant touché à des secrets impliquant des dirigeants craint pour sa relative liberté. Tout le monde est suspect : "Des militants s'accusaient mutuellement de ne pas faire preuve d'assez de vigilance, de cacher leurs origines sociales, d'être d'anciens mencheviques, ou pire encore, des partisans de Trotsky l'exilé. Et parfois un de ses collègues disparaissait." (p.24) La paranoïa organisée par Staline gangrène le pays entier et personne n'est à l'abri de se voir déporter en Sibérie ou de disparaître totalement. C'est donc dans ce contexte que Korolev doit aller enquêter sur la mort de la maîtresse d'un des hommes les plus forts du pays, l'un de ceux qui d'un claquement de doigts peut vous anéantir. C'est donc muni d'un "puissant instinct de conservation", "d'un cerveau en état de marche" (p.33) et d'une grande prudence que l'inspecteur s'envole pour Odessa.
Là-bas, il sera secondé par une jeune policière, Slivka qui se révélera être d'une aide précieuse. Il reverra aussi les personnes présentes dans la première aventure, le Comte Kolya, prince des voleurs, Babel l'écrivain. Son enquête ne sera pas de tout repos. L'intrigue est suffisamment retorse pour tenir en haleine jusqu'au bout, alternant multiples suspects, rebondissements, divers trafics, des trahisons et des complots. Bien charpentée donc cette enquête et solidement ancrée dans ce pays et dans cette époque si tendus et si propices à de bons romans. J'aime beaucoup les polars avec contexte et là je suis servi. Comme dans le premier tome, la tension est plus que palpable, nette. Les personnages sont constamment sur le qui-vive, par exemple lors d'une exclamation banale :
"- Mon Dieu, non, dit Shymko, avant de se ressaisir lorsque Babel exprima sa réprobation d'un petit claquement de langue : prononcer le nom du Seigneur était devenu un blasphème." (p.72)
Le religion est un thème récurrent de ce livre, Korolev se posant la question de ses propres croyances : "Voilà pourquoi il devait demeurer vigilant, ce qui voulait dire vivre sur le fil du rasoir, en avoir conscience, et faire confiance au Seigneur pour veiller sur lui et les siens. Évidemment, certaines personnes pourraient lui dire que le Seigneur était une fiction et une superstition, inadaptée à la réalité scientifique et logique du pouvoir soviétique. Pourtant, il était prêt à parier ses belles chaussures que la moitié de ces personnes priaient avec la même ferveur que lui pour être guidées dans cette vallée de larmes. A vrai dire, il en était certain. Ces individus avaient beau parler comme des bolcheviques, ils demeureraient toujours des croyants dans leurs cœurs de Russes. C'était dans leur nature." (p.121/122)
A certains moments on a la sensation que les personnages ne peuvent pas donner le meilleur d'eux-mêmes, qu'ils sont brimés, limités par la chape de plomb qui règne dans la Russie de l'époque. C'est particulièrement vrai pour les deux principaux protagonistes, Slivka et Korolev dont on sent bien que s'ils étaient dans un pays libre, ils pourraient se lâcher et faire éclater leur potentiel, faire exploser les carcans qui les entourent pour enfin donner libre cour à leurs vraies personnalités. C'est très bien vu par l'auteur qui réussit avec ce stratagème à nous faire toucher du doigt le malaise et le malheur de ces années et la difficulté à vivre dans un pays qu'on aime mais qui est gouverné par des tyrans.
Pour conclure : un héros récurrent qui prend de l'ampleur dans sa deuxième enquête (une coéquipière qui mériterait d'en prendre aussi, mais mon petit doigt me dit...), un contexte particulièrement bien senti et fort, eh bien voilà de très bons ingrédients pour un roman policier de très bonne qualité qui appelle une suite, un troisième numéro ; je suis déjà sur la liste des prochains lecteurs !