Zéro heure à Phnom Penh

Zéro heure à Phnom Penh, Christopher G. Moore, MA éditions, 2012
Vincent Calvino, Italo-Américain est détective privé, après avoir été avocat. Il vit à Bangkok au début des années 1990. Il est chargé par un farang (un étranger) de retrouver un autre farang qui a donc disparu (sinon, ça ne servirait à rien de le rechercher), pour lui remettre une jolie somme d'argent. Son enquête le mène très vite au Cambodge, à Phnom Penh, en compagnie de son ami le colonel Pratt, un policier thaï.
En bon détective désabusé, un rien ironique et cynique, et quelque peu misanthrope (mais pas mysogine, la réputation des détectives privés est en jeu) Vincent Calvino se moque des conventions des usages et fonce tête baissée dans son enquête, quitte parfois à prendre des risques inconsidérés et à prier pour que son ami Pratt le sorte d'une mauvaise passe. Toutes les clefs du genre sont réunies pour faire de cette enquête un bon roman policier : des vrais personnages avec des vies cabossées, une multi-intrigue qui tient jusqu'aux dernières pages et des lieux absolument -et malheureusement pour ceux qui ont vécu ces années- idéaux pour placer une histoire forte. Mais, parce que "mais" il y a, ce roman est encore mieux que cela : il a un p'tit plus.
Ce p'tit plus, c'est le contexte géographique et historique. Géographique, parce que je ne pense pas qu'il existe une multitude de polars qui se déroule au Cambodge et en Thaïlande. Historique, parce qu'il se passe en 1993, dans l'après Pol Pot, lorsque le pays est sillonné par les forces de l'ONU censées protéger les populations et préparer la mise en place d'un régime démocratique. La société cambodgienne de l'époque est particulièrement violente et fait peu cas de quelques morts par-ci par-là. Les jeunes femmes sont prostituées pour gagner quelques malheureux dollars et prennent physiquement et psychiquement 10 ans de vie en 1 seule année civile : elles meurent jeunes, de maladie, de fatigue ou d'une balle perdue. Phnom Penh est une ville en décrépitude, en déroute dans un pays en qui ne se relève pas. On peut même se demander, à l'instar de l'auteur dans sa préface ce que V. Calvino vient faire ici : "Vincent Calvino cherche la solution à un crime individuel commis dans une société ayant subi l'outrage d'un crime collectif majeur. Il finit inévitablement par se dire que le problème qu'il doit régler est bien insignifiant en comparaison du million de personnes mortes sous le règne des Khmers rouges." (p.8)
Christopher G. Moore a été journaliste et vit en Asie du sud-est depuis presque 25 ans, c'est dire s'il maîtrise son sujet. (Ce roman a été écrit en 1999 mais n'est traduit que cette année en français et l'auteur en a écrit d'autres avec le détective Vincent Calvino). Il ne nous épargne rien, ni les visites des bordels de Phnom Penh, ni les exactions des truands du coin ni les actes répréhensibles parfois violents et souvent impunis de certains soldats de l'ONU, ni ses interrogations sur le métier de journaliste et le bien-fondé des images ou reportages qu'ils peuvent rapporter. La visite de la prison T-3 est un chapitre assez éprouvant mais nécessaire pour tenter d'expliquer l'arbitraire du régime et les violences qu'il fait subir aux habitants parfois sans raison justifiable : "La centaine de prisonniers de cette salle offrait une vision éloquente de l'enfer. Leur regard indiquait qu'ils étaient répartis en trois groupes. Ceux du premier groupe avaient le regard d'un homme à qui le bourreau passe la corde au cou. Les hommes du deuxième groupe avaient le regard fiévreux de ceux qui sont atteints de dysenterie, de fièvre et de diarrhée. Le troisième groupe, lui, avait le regard des morts-vivants, de ceux qui ont déjà franchi le pont." (p.292)
Vous l'aurez compris, ce polar m'a convaincu. Mieux qu'un reportage simple au pays des Khmers, pour le même prix, vous avez le reportage et l'enquête de Vic Calvino. Que demander de plus ?
Merci Davina de chez Gilles Paris (cette fois-ci, ça colle !)