Retour à Killybegs
Retour à Killybegs, Sorj Chalandon, Grasset, 2011
Tyrone Meehan est Irlandais et militant de l'IRA. Mais il est aussi un traître à la cause : celui qui n'a d'autre alternative que celle de travailler avec les Anglais, dès les années 1980, avant le processus de paix. Fin 2006, âgé de 81 ans, il revient dans la maison de son enfance, à Killybegs, y attendre la fin. C'est aussi le moment pour lui de se raconter, de dire ce que fut sa vie, de l'enfance battue à la trahison qui l'obsédera jusqu'à la fin.
Je n'ai pas lu le roman précédent de Sorj Chalandon, Mon traître, (en fait je découvre cet auteur, si je mets à part ses papiers dans Le Canard Enchaîné) qui raconte la même histoire, mais vue du côté d'Antoine, le Français, l'ami de Tyrone et l'ami de l'IRA. Là, le narrateur est Tyrone et on entre de plein fouet dans la véritable guerre entre l'Irlande et l'Angleterre (voir l'entretien de l'auteur ici qui explique tout cela)
C'est un livre qui vous prend dès les premiers mots et qui ne vous lâche pas avant la fin. Voici d'ailleurs les phrases qui entament ce roman :
"Quand mon père me battait il criait en anglais, comme s'il ne voulait pas mêler notre langue à ça. Il frappait bouche tordue, en hurlant des mots de soldat. Quand mon père me battait il n'était plus mon père, seulement Patraig Meehan. Gueule cassée, regard glace, Meehan vent mauvais qu'on évitait en changeant de trottoir. Quand mon père avait bu il cognait le sol, déchirait l'air, blessait les mots. Lorsqu'il entrait dans ma chambre, la nuit sursautait. Il n'allumait pas la bougie. Il soufflait en vieil animal et j'attendais ses poings." (p.13)
Ensuite, on plonge en plein cœur de la guerre menée par l'IRA, cette armée secrète qui a rêvé d'une Irlande indivisible et unie. Une armée hétéroclite. "Des soldats de l'ombre, des enfants sans pères, des femmes sans plus rien. Tristes et las, nous étions une humanité sombre. Avec la pauvreté, la dignité, la mort, ces compagnes de silence." (p.258)
L'histoire de Tyrone est indissociable de celle de son pays : il n'a vécu que par lui et pour lui, jusqu'au moment de sa trahison qu'il fait encore pour tenter de le sauver, lui et ses habitants. Les interrogations sont poussées, parfaitement posées. Cet homme est pétri d'humanité bien qu'il ait mené un combat particulièrement violent. Il est rongé par le remords, par les regrets. Un vrai personnage humain, plein de contradictions, de colères, de violences et de tendresses. Un personnage travaillé en profondeur, intense, dense.
Sorj Chalandon a une écriture simple et forte. Son roman est très dialogué, très documenté : je me souviens de Bobby Sands, mort d'avoir poursuivi une grève de la faim de 66 jours avec en face de lui, une Margaret Thatcher totalement sourde aux revendications des prisonniers irlandais ; plusieurs après lui sont morts également des mêmes conséquences, sans que la dite Mme Thatcher ne fasse un geste !
C'est un bouquin qui vous prend aux tripes, qui vous remue et duquel vous ressortez à la fois avec la sensation d'avoir lu un très grand livre, mais aussi avec une sorte de gêne, de révolte, un sentiment d'injustice envers Tyrone. Un roman qui permet de se remettre en mémoire un conflit pas si vieux que cela puisque le processus de paix date des années 90, qui se passait à nos portes.
Un conseil avant que vous n'ouvriez ce livre : prévoyez du temps, parce que vous risquez de ne pas vouloir le refermer de sitôt !
Une sélection du Prix du roman de France Télévision, enfin un de bon ! Que dis-je ? D'excellent !
D'autres lecteurs : Alain, Clara, Constance
Son entretien avec Interlignes est ici