Point de non-retour
Point de non-retour, André Vltchek, Ed. Yago, 2010
Karel est grand reporter au Weekly Globe. Toujours entre deux avions. Toujours sur des conflits, sur tous les continents. Il parcourt le globe du nord au sud de l'est à l'ouest, passe de temps en temps dans son appartement pied-à-terre de Lima, au Pérou. "A la fois idéaliste et désinvolte, amateur de femmes et assoiffé d'ivresse, il traverse les soubresauts de notre époque à la poursuite de la vérité." (4ème de couverture). Tout en se posant des questions sur son rôle, sa vie, il entame une histoire d'amour avec Reiko, journaliste japonaise, mariée et mère d'une petite fille.
Bon, dégageons tout de suite l'histoire d'amour qui est loin d'être le point culminant du livre : elle en est le fil rouge et le moyen littéraire qu'a trouvé l'auteur pour que les personnages abordent les questions existentielles : peut-on sacrifier sa vie personnelle pour informer et faire son travail de journaliste ? Jusqu'à quel point peut-on s'impliquer dans son travail aux dépends de sa vie privée ? Quel sens a la vie sans passion amoureuse et sans passion professionnelle ?
Cette histoire est donc le moyen de faire parler Karel et Reiko, de les faire se confronter, eux, qui sont tous les deux journalistes, mais d'horizons professionnels tellement éloignés.
Encore une fois, le contexte fait le livre. Il est tout simplement époustouflant. André Vltchek sait en plus de quoi il parle puisqu'il est lui-même "romancier, poète, essayiste, journaliste et réalisateur. Il a couvert de nombreuses zones de conflit : Bosnie, Pérou, Népal, Sri Lanka, Timor Oriental, Congo, Proche Orient ..." (4ème de couverture). C'est ce qui fait le plus peur, parce que ce qu'il raconte lui est probablement arrivé et qu'il est très crédible. Il dénoue les liens étroits qui lient les Etats-Unis avec à peu près tous les conflits possibles. Il dénonce la corruption, et la participation des pays riches à la paupérisation des autres pays : "la plupart des pays pauvres, dans le passé, ont été pillés brutalement par les puissances coloniales. Certains continuent de l'être. Souvent, l'indépendance signifie bien peu -les frontières historiques ont déjà été effacées, les gouvernements progressistes élus par le peuple ont été soudoyés, minés ou carrément renversés. [...] Les régimes corrompus -surtout sponsorisés par l'Occident- ont reçu des prêts qui ont disparu dans les poches de quelques-uns, tandis que la majorité réduite à la misère est ensuite priée de payer la note. [...] Plus le pays est pauvre et endetté, plus il y a de chances qu'il se soumette aux exigences des multinationales et aux intérêts géopolitiques du monde riche." (p.156)
Karel est désabusé, mais se refuse à croire que son travail ne sert à rien, que les gens des pays riches ne veulent pas entendre parler des conflits lointains. Pour lui, chaque homme qui paie de sa vie sa révolte est plus important que celui qui le regarde tomber quasiment en direct, en dînant en famille. Et puis, Karel, véritable alter-ego de l'auteur, (ça, je l'ai "piqué"chez Catherine), parle aussi de l'influence et de l'implication des écrivains et de la littérature, jugeant celle de notre époque, absolument plus en phase avec les événements du monde. "Pour la première fois dans l'histoire moderne, romans et poèmes sont réduits au silence. Les écrivains ont perdu tout pouvoir, toute signification. La dictature des marchands les tire vers le bas -vers son propre niveau- les forçant à accepter de nouvelles règles et à cesser de rêver à un monde meilleur. Certains de ceux qui acceptent deviennent riches. De riches amuseurs, des prostitués. D'autres, qui refusent, sont condamnés à l'exil intérieur [...] le roman, forme littéraire qui nous [est] si chère [...], paraît fini, vendu, souillé par une collaboration apparente -quoiqu'un peu hésitante- avec les intérêts commerciaux et affairistes de ceux qui dirigent nos sociétés." (p.282/283)
Vous le voyez, c'est un livre qui ne peut laisser indifférent, un bouquin riche, fort et dense, un premier roman, à se procurer absolument pour lire intelligent !
Merci, grand merci à Gilles Paris !