Les saisons de l'envol
Les saisons de l'envol, Manjushree Thapa, Albin Michel, 2013 (traduit par Esther Ménévis)
Munie d'une "green card" gagnée à la loterie, Prema, jeune femme de 23 ans, quitte son pays natal, le Népal, pour les États-Unis. Los Angeles. C'est pour elle le grand saut dont elle devine qu'elle ne reviendra pas. Oubliée sa vie d'avant, sa famille, ses amis népalais. L'adaptation est rude, le déracinement terrible. Malgré sa réserve, les rencontres lui permettront de s'acclimater tant bien que mal à ce nouveau pays.
Roman écrit par une femme népalaise, qui a vécu au États-Unis et vit actuellement au Canada. Lorsque j'ai commencé ma lecture, j'ai cru avoir affaire à une sorte d'inventaire des différentes cultures, des suites d'anecdotes, de mésaventures de Prema dans ce nouveau grand pays. Il faut dire qu'elle fait le grand saut et même le très grand écart ; elle a vécu son enfance dans un village, "... à cette époque, le village n'avait pas l'électricité : pas de radio, pas de télévision, aucune distraction. [...] Elle se remémora son enfance et les rares divertissements qu'elle avait eus. "Je jouais aux billes." (p.110). Vingt ans après elle part pour le pays de la démesure et se retrouve par hasard dans une ville à l'exact opposé de son village : Los Angeles ! La Californie, le temps du culte du corps, de l'égocentrisme. Aux antipodes de ses valeurs.
Et puis, je me suis plu à lire ce qui est bien plus qu'une simple suite de faits plus ou moins intéressants. Grâce à un je-ne-sais-quoi dans l'écriture de l'auteure, assez simple, directe, sans fioriture, j'ai continué sans aucun effort ce roman. Bientôt, Manjushree Thapa arrive dans le cœur de son sujet : l'isolement, la difficulté de vivre dans un pays qui n'est pas le sien, surtout parce que la réalité est très différente des rêves que pouvait avoir le déraciné voire même de ses fantasmes sur un éventuel "paradis", l'émigration d'où qu'elle parte. Elle ne se focalise pas sur son pays d'origine. Prema fait la connaissance de Luis, un Californien d'origine guatémaltèque et s'intéresse à son pays. Elle fait même un parallèle entre le Guatemala et le Népal : des guerres civiles plus ou moins soutenues par les États-Unis (plutôt plus que moins concernant le Guatemala) qui poussent les habitants à émigrer.
J'ai vu ce roman également comme un plaidoyer au mélange, au melting-pot. Tous ces étrangers ont construit le pays et par leur arrivée continuent à le bâtir. Lorsqu'ils arrivent ils ont certes, tendance à se regrouper, mais leurs enfants s'émancipent de la communauté et se mêlent aux autres (ce qui est très bien montré également dans Certaines n'avaient jamais vu la mer, entre autres).
Un bouquin très sensible, lumineux qui dit beaucoup sur le déracinement : "Je n'ai pas de monde ! s'écria-t-elle. J'ai quitté celui que j'avais, et je ne suis pas à ma place dans le monde où je me trouve maintenant ! Le tien ! Je n'ai nulle part où t'emmener, Luis. Je n'ai pas de place dans le monde." (p.231), sur la difficulté de vivre ailleurs, loin des siens, de ses repères, de ses valeurs. A lire -et faire lire aux indécrottables (pour rester poli) qui veulent renvoyer tous les étrangers chez eux, comme s'il leur avait été aussi simple que cela de changer de pays qui n'est pas vraiment le leur à part entière, et comme s'il était aussi facile de les faire repartir chez eux qui n'est plus chez eux.
PS : Une question me taraude sur un détail : pourquoi ne pas avoir traduit certains dialogues tenus en espagnol, ou en nepali par des notes de bas de pages ? J'ai fait allemand deuxième langue, je ne comprends pas l'espagnol. Quant au nepali...
Merci Laure