Les faibles et les forts
Les faibles et les forts, Judith Perrignon, Stock, 2013
Louisiane, 2010, les flics font irruption dans une maison d'une famille noire ; ils mettent tout sens-dessus-dessous, fouillent à corps Marcus, le jeune homme de dix-sept ans, l'aîné de la famille qui compte aussi deux autres garçons et deux filles, la mère et la grand-mère. Comme depuis toujours, les noirs des États-Unis sont une cible privilégiée, les ados en particulier. Mary Lee, la grand-mère raconte aussi son enfance, dans les années 40/50, lorsque la ségrégation était encore très présente, quand suite à l'ouverture des piscines aux noirs, en 1949, la ville de Saint-Louis vécut une émeute. Les deux périodes se relieront tragiquement.
Un bouquin extra qui commence comme un dialogue par chapitre interposé. La grand-mère commence à parler à Marcus son petit-fils, puis suivent Dana, la mère, les frères et sœurs de Marcus et Marcus lui-même. Puis, on remonte 60 ans en arrière pour vivre les émeutes de Saint-Louis, Missouri, lorsque Mamy Lee était jeune fille, avant de revenir à aujourd'hui pour une tragédie qui sera expliquée par le passé. Ce qui fait la force de ce livre, c'est bien sûr le thème qu'il traite : le racisme, la haine de l'autre, sujet qui malheureusement sera toujours d'actualité je le crains. Et ce n'est pas l'époque actuelle qui est la plus tolérante, chaque jour l'actualité nous montre un faits divers ou des phrases des uns et des autres attisant la haine et les peurs. Judith Perrignon écrit là un vrai roman américain comme aurait pu le faire par exemple et sans comparaison Toni Morrison (le peu que j'ai lu d'elle m'est revenu en mémoire à la lecture de ce roman). Elle dresse le portrait d'un jeune noir de maintenant vu par les yeux de sa grand-mère : "Tu vois bien comment c'est dans ce pays, comment fait la police, et puis les juges ensuite. Tu l'attends on dirait. Tu t'habilles déjà comme si tu étais là-bas [en prison]. Avec ton pantalon qui laisse voir ton cul, tu plaides coupable. Tu sais ce que ça veut dire, là-bas, en prison, ce pantalon qui tombe ? Bien sûr que tu le sais. Mon cul est à prendre, c'est ça que ça veut dire. Tu veux que quelqu'un s'occupe de ton cul en prison, Marcus ? Oh, boy ! J'ai honte. Envie de te battre. Tu ne comprends pas que tu ressembles à ce qu'ils pensent de toi, à ce qu'ils attendent de toi, que tu fais mal aux tiens, à ceux qui sont là comme à ceux qui sont morts !" (p.12/13) "C'est tout ce que je vous demande, mes enfants, tenez-vous droits. Tiens-toi droit, Marcus, ne donne pas à ceux qui nous méprisent depuis la nuit des temps de quoi justifier encore cette vieille haine contre nous." (p.17)
Les personnages sont formidables, on les voit même s'ils ne sont pas décrits physiquement, on les sent vivre et vouloir se battre pour montrer qu'ils existent, même quand comme Dana la mère, ils sont fatigués de toujours lutter. Mon seul bémol est ma difficulté du départ à me retrouver dans tous les prénoms énoncés qui s'estompe assez vite, puisque chacun s'exprime à tour de rôle.
La force de ce texte tient aussi au style, à l'écriture de Judith Perrignon. Les narrateurs alternent, chacun racontant sa vision des faits, de la vie. Les phrases sont longues, très ponctuées, parfois des bribes de dialogue s'y insèrent. Une longue mélopée. Une supplique. Une prière d'une grand-mère à son petit-fils. Elle varie aussi les styles dans les différentes parties, entre dialogues, témoignages (celui du sauveteur est magnifique, lourd, insupportable et d'une beauté et d'une profondeur rares), récits. Évidemment, tout cela n'est pas très joyeux, peu de place est faite aux sourires ou aux rires, sûrement parce que la famille de Marcus a peu de raison de se réjouir de la vie qu'elle mène. Un très beau texte qui m'a scotché par sa force sur un thème pourtant souvent traité et qui me touche particulièrement.