Le mécano du vendredi , Fellag et Jacques Ferrandez, JC Lattès, 2010
Alger, 1988, Youcef, 38 ans, vit toujours chez ses parents. Viré de la télévision nationale algérienne, mais conservant son salaire, il passe ses journées à bichonner Zoubida , sa 4L chérie. Entre deux virées, il boit le coup avec les copains, drague, répare Zoubida , l'insulte lorsqu'elle ne veut pas démarrer, lui parle comme à une fille. Une fille, justement, il en croise une, un jour dont il tombe immédiatement amoureux. Il ne cesse dès lors de passer dans la rue de celle qu'il a surnommée "Elle" .
Fellag, plus connu pour être un homme du théâtre, un acteur écrit là une histoire très drôle qui se déroule avant les années terroristes très noires qu'a vécu l'Algérie. Il décrit son pays, ses habitants, encore insouciants qui pensent plus à draguer, à s'occuper de leur voiture qu'à faire la guerre. Les intégristes ne sont pas encore menaçants. L'Algérie commence son éveil : Youcef avec sa vieille 4L fait figure de "nanti" dans cette voiture, qui, à la même époque en France, serait à la décharge.
Youcef se balade, soliloque, s'invente des films dont Fellag nous fait la primeur. Dans ses déambulations, il se retrouve parfois au milieu de disputes d'automobilistes : "Le vacarme reprend le dessus un peu plus loin. Klaxons excédés, jurons et insultes grasses fusent de toutes parts, mêlées à des diatribes abracadabrantesques et des chicayas barbaresques sur le droit, la morale, l'éthique, le devoir et la politique. Les bouches tirent à la mitrailleuses des arguments aussi sensés qu'insensés. [...] Un mot tout simple, léger comme un duvet de chardonneret, émis quelques minutes auparavant, passé inaperçu, mais qui ne dormait que d'un œil, braise ardente sous la paille de la réconciliation, est, on ne sait par quel étrange alchimie, ranimé par le sirocco de la colère. Le petit morphème, transformé en vocable formé de quelques misérables syllabes, devient vite un gros syntagme qui rallume le feu de la fitna . Les braises de la discorde." (p.136)
Avec beaucoup d'humour et une belle plume habile et malicieuse, Fellag trace un portrait réaliste, sans concession -il aborde les questions du pouvoir, de la dictature, de la place des femmes et du rôle des hommes-, mais empli de tendresse, de son pays. On pourrait se croire, à quelques détails locaux près, dans une histoire de Marcel Pagnol : le surjeu des hommes et la surexploitation par eux de situations qui partout ailleurs seraient banales ; parfois, au détour d'une conversation, Fellag écrit même l'accent des Algériens parlant le français ; certes, ce n'est pas le même que celui de Pagnol, mais la référence est belle.
Ajoutez à tous ces compliments, les superbes illustrations de Jacques Ferrandez, connu notamment pour sa série de bande dessinée, Carnets d'Orient , chez Casterman, et vous avez entre vos mains un très beau livre : une très belle mise en page sur un papier de qualité, et oserais-je le dire, une odeur de livre neuf, de BD neuve, qui pour moi rajoute toujours un petit plus au plaisir de la lecture.
Encore quelques jours avant Noël -merci Anne Blondat, mon père Noël personnel !-, juste le temps de vous le procurer et de le glisser dans une paire de charentaises.