La bergère d'Ivry
La bergère d'Ivry, Régine Deforges, La Différence, 2014...,
Mai 1827, un malheureux fait divers vient heurter les Parisiens : une jeune fille de 19 ans, Aimée Millot est assassinée par un amoureux éconduit, Honoré Ulbach, qui sera guillotiné quelques semaines plus tard. C'est ce meurtre et cette exécution qui seront la base du fabuleux Le dernier jour d'un condamné de Victor Hugo, et c'est de la naissance de ce livre dont nous parle Régine Deforges et du début de son engagement contre la peine de mort.
Régine Deforges est décédée le 3 avril de cette année, elle a laissé ce roman inachevé que les éditions de La Différence ont décidé de publier sans dernière relecture ou correction. Dans la préface, Pierre Wiazemski, le mari de l'écrivaine, écrit cela ainsi que l'abandon en cours de route de la bergère au profit de Victor Hugo ; "Ne t'inquiète pas j'y reviendrai" lui répond-elle lorsqu'il le lui fait remarquer. Elle n'en aura pas le temps.
Les spécialistes ès Victor Hugo auront sans doute à redire sur ce roman qui mélange joyeusement les années (j'ai par exemple trouvé une citation de Claude Gueux, qui ne paraîtra qu'en 1832, soit cinq ans après les faits racontés ici, et encore je ne suis pas spécialiste !), qui dresse un portrait sans doute flatteur de l'illustre écrivain alors âgé de 25 ans, fougueux, en pleine puissance créatrice. Laissons-les dire.
Il m'est assez difficile de parler de ce livre, car comme il est inachevé, je ne sais pas ce qui aurait pu y changer, y évoluer voire y être corrigé ou supprimé. J'y ai trouvé pas mal de détails qui m'ont gêné, comme des dialogues qui sont parfois abrupts qui se finissent sèchement, ou un manque de liant, de liens dans l'ensemble, des répétitions comme "ces estaminets qui ne payent pas de mine" qui devaient pulluler dans le Paris de l'époque. Sans doute, l'auteure aurait-elle corrigé cela, ajouté des articulations, car comme dit Platon dans son Phèdre, "voilà de quoi, pour ma part, je suis amoureux : des divisions et des rassemblements qui me permettent de penser et de parler" (merci Joël, qui ne me lira pas, sans toi, jamais je n'aurais cité Platon, mais franchement, ça en jette ! ) les rassemblements, les articulations nous auraient permis de lire ce roman comme un ensemble et pas comme une suite de chapitres.
Ces remarques dites, je me suis laissé aisément prendre à la fougue de Victor Hugo et ceci d'autant plus facilement qu'il est l'un des classiques que je préfère lire et relire. Le voir en personnage de roman n'est finalement pas étonnant lorsqu'on sait que sa vie fut particulièrement riche d'écriture, de voyages, de lectures, d'événements politiques, de prises de position très controversées pour l'époque. Il a aussi évolué sur ce qu'on appelle maintenant l'échiquier politique, commence royaliste, fervent admirateur de Napoléon (le premier, pas "Le Petit") pour finir à l'assemblée sur les bancs de la gauche. Régine Deforges nous le présente comme un homme jeune amateur de bonne chaire pas encore infidèle (il ne le sera que lorsqu'il rencontrera Juliette Drouet, après que sa femme Adèle eût elle-même succombé aux charmes de Sainte-Beuve), néanmoins pas insensible aux belles jeunes femmes qu'il croise, parmi elle Gina, jeune gitane qui danse sur le parvis de Notre-Dame. Régine Deforges fait des personnages de Victor Hugo des êtres qu'il a rencontrés et qu'il a ensuite placés dans ses œuvres, après tout, pourquoi pas ? C'est assez drôle de l'imaginer parler avec la future Esmeralda ou le non-moins futur Phœbus... Et ce qui emporte tout, c'est sa volonté d'écrire ce fameux livre contre la peine de mort, malgré ses doutes, ses craintes d'être incompris, insulté et malgré les encouragements de certains de ses amis : "On ne touche pas impunément à l'un des derniers tabous de notre société. Vous aurez contre vous les esprits bien-pensants, les hérauts de la répression, de la peine de mort comme moyen de dissuasion, et toutes les petites gens qui tremblent pour leurs économies et leur vie. [...] Ne vous laissez pas décourager. Après tout, vous arriverez peut-être à faire abolir la peine de mort." (p. 72) Hugo osera en 1829 faire publier Le dernier jour d'un condamné, d'abord anonymement sur les conseils de son éditeur. Un de ses livres que je préfère.