L'homme qui aimait les chiens
L'homme qui aimait les chiens, Leonardo Padura, Métailié, 2011
En 2004, Ivan, vétérinaire-écrivain raté se souvient de ses rencontres, dans les années 1970, avec celui qui dit se nommer Jaime Lopez et qui lui raconte la vie de Ramon Mercader, l'assassin de Trotski. Dès lors, Ivan commence à fouiller dans la vie de Léon Trotski. Mais à Cuba, dans les années 70, il n'est pas aisé de faire des recherches sur celui que les Staliniens surnommaient le renégat ou le traître.
Voilà donc ce gros roman (671 pages, en comptant les remerciements, importants) ! Celui qui m'a empêché de lire et donc de chroniquer d'autres livres pendant une bonne semaine (j'avais un peu d'avance et donc vous n'avez pas été privé des mes billets. Ouf !) Le lecteur qui, comme moi, se dit que sur une telle quantité de pages, il peut en passer quelques unes voire plusieurs, pour avancer plus vite se trompe. Ce roman est tellement dense, que chaque mot compte et que même si l'on a envie d'aller vite, Leonardo Padura, par je ne sais quel prodige, nous oblige à le lire mot à mot.
Construit en chapitres parallèles, qui parfois s'entrecroisent cependant -un comble pour des parallèles !), Leonardo Padura raconte la vie de Léon Trotski, depuis le début de son exil jusqu'à sa mort, celle de Ramon Mercader, son assassin, et celle d'Ivan.
Le plongeon dans la vie de Lev Davidovitch (Trotski) est historique. Formidablement documenté, Padura narre en détails ce qu'a été l'exil de Trotski, d'abord en Turquie, puis en France, puis en Norvège pour finir au Mexique, recueilli par Frida Kahlo et son mari Diego Rivera. Trotski, sans jamais douter du bien-fondé de sa pensée, de son opposition à Staline, malgré le sort qui lui est réservé, se retrouve souvent en situations délicates. Il souffre, il se pose des questions dues à son isolement, sur sa vie, sur ce qu'il fait endurer aux siens : "Lev Davidovitch [...] avait éprouvé le besoin urgent de presser la main de Natalia Sedova pour sentir près de lui une chaleur humaine, pour ne pas étouffer d'inquiétude, harcelé par cette sensation d'égarement. Mais il se souviendrait aussi qu'à ce moment, il avait réaffirmé sa décision : même seul, son devoir était la lutte. Si la Révolution pour laquelle il s'était battu se prostituait en devenant la dictature d'un tsar déguisé en bolchevik, alors il faudrait l'extirper à la racine et la semer de nouveau, parce que le monde avait besoin de révolutions authentiques. Il savait bien que ce choix le rapprocherait encore de la mort qui le guettait depuis les tours du Kremlin." (p.63)
Parallèlement, Padura raconte aussi l'embrigadement, le lavage de cerveau qu'a subi Ramon Mercader, jeune Espagnol communiste pour devenir le futur assassin de Trotski. Très romancé, puisque très peu de choses sont connues sur ce Mercader, l'écrivain nous livre une version très crédible des assurances et des doutes du jeune homme. Sa transformation est quasi totale, rapide et impressionnante. Il ne vit que pour LA tâche qu'on lui promet : assassiner le renégat.
Et puis, Leonardo Padura invente Ivan, le vétérinaire raté, l'écrivain cubain frustré qui rencontre Jaime Lopez (ou Ramon Mercader ?) sur une plage de Cuba dans les années 70. Ce personnage fictif est là pour nous montrer ce qu'était Cuba dans ces années-là : avant 1989 et la chute du mur de Berlin, très peu de nouvelles passaient à La Havane et sûrement pas celles concernant une éventuelle opposition à l'URSS ; les Cubains ne savaient rien non plus des crimes de Staline avant cette date. Alors, Trotski, vous pensez bien qu'ils ne savaient pas qui il était. On s'étonne tout au long du livre de l'aveuglement total des dirigeants soviétiques et de tous les autres dirigeants sur les crimes perpétrés par Staline. Comment les hommes ont-ils pu fermer les yeux sur tant de meurtres, de folie, sur une telle terreur ? Comment certains ont-ils pu rester fidèles au communisme russe même après avoir connu ces horreurs ?
J'aurais tellement à dire et à citer de ce roman que je crains d'être trop long. Encore un excellent bon point pour vous donner envie : bien que l'on sache la fin, puisqu'elle est historique, Leonardo Padura trouve le moyen de créer un suspense terrible dans les 100 pages qui précèdent l'assassinat de Lev Davidovitch par Ramon Mercader. Comme dans un roman policier (que Padura écrit aussi d'ailleurs ; lisez son très bon Les brumes du passé), on lit ces pages en tremblant (comme Mercader dans les dernières minutes craignant de subir "le souffle de Trotski"), avide d'arriver au geste fatal. Quel talent !
Très franchement pour moi, pour le moment, le meilleur livre de la sélection du Prix des Lecteurs de l'Express. La barre est désormais très haute. Surtout ne vous privez pas d'un tel plaisir ! Si vous ne croyez pas à mon enthousiasme -parfois, je m'emporte, je sais-, allez voir chez Keisha, Ys, Tournez les pages, Audrey, L'actu du noir, Moustafette.