L'armoires des robes oubliées
L'armoire des robes oubliées, Riika Pulkkinen, Albin Michel, janvier 2012
Histoires croisées de Elsa et Martti, de Eleonoora leur fille, de Anna leur petite fille et de Eeva, jeune femme entrée dans la famille dans les années 60 pour s'occuper de Eleonoora alors petite fille. De nos jours, Elsa atteinte d'un cancer vit ses derniers moments mais s'accroche, ne veut pas disparaître : elle veut encore profiter de la vie, des siens et partir en paix. C'est lors d'un jeu de déguisement avec Anna, lorsque celle-ci se vêt d'une robe que sa grand mère lui dit que c'est celle de Eeva. Commence alors pour Anna une véritable enquête pour savoir qui est cette Eeva.
Roman à plusieurs narrateurs qui parle un peu de la vie en Finlande de nos jours et dans les années 60, qui parle un peu des événements de mai 68 en France, mais qui surtout détaille les personnages qu'il contient sans pour autant dresser de portraits psychologiques. On est dans des histoires d'amour et de famille et ce qui est raconté c'est d'abord les liens entre tous. Martti et Elsa font figure de grands-parents pas très proches de leur fille ni de leurs petites filles : ils ont cultivé l'indépendance jusqu'aux relations aux leurs. Malgré tout leur relation semble forte ou du moins semble se renforcer sur la fin d'Elsa. Martti a aussi une relation particulière avec Anna : ils se voient régulièrement, prennent le tramway ensemble, s'arrêtent aux terrasses des cafés et imaginent la vie des gens qu'ils croisent. Eleonoora est sans doute la plus difficile à cerner qui veut faire preuve d'autorité envers sa mère comme si elle avait des comptes à régler.
En parallèle, on peut lire aussi la vie de Eeva avant qu'elle n'entre au service de Elsa et Martti et puis ses années de travail chez eux.
C'est un roman par endroits classiques dans sa description des lieux, personnages et situations et d'autres fois plus particulier qui lance des pistes de réflexion, des sortes d'aphorismes : "J'avais déjà oublié que les enfants ont en partage parce qu'ils ne connaissent rien d'autre : la foi, reçue en naissant que tout ira bien. A une période de sa vie, on la perd un instant, inévitablement. Si on a de la chance, elle revient. Viennent des gens pour vous prendre dans leurs bras sous la couverture, dans des chambres à coucher, pour vous tendre la main par-dessus des tables, et avec eux vous réapprenez ce qu'il vous avait fallu perdre en même temps que l'enfance." (p.103)
D'autres passages sont des constats du sens de la vie, des différences générationnelles : "A chaque époque il y a des gens, jeunes, qui se convainquent que ce qu'ils vivent n'est jamais arrivé à personne d'autres avant eux. Ils croient que leur vie, leurs joies et leurs chagrins mêmes sont exceptionnels. Que leurs amours à eux sont plus fortes que celles des autres. Ils croient que jamais ne leur échoira de sentir le poids des jours. Et peut-être est-ce le cas. Les jeunes possèdent le monde entier et le dilapident sans tristesse, parce qu'ils sont impatients de gagner d'autres mondes, toujours nouveaux." (p.46)
Riika Pulkkinen a une trentaine d'années et fait preuve d'une sorte de sagesse, au moins d'une grande observation des siens ou d'une étonnante maturité pour résumer ainsi en quelques phrases bien senties ce qui peut faire l'objet de discussions interminables. Étudiante en littérature et philosophie, son cursus l'a sûrement aidée à construire et écrire sa réflexion pour le plus grand plaisir du lecteur. Mais elle sait aussi se laisser aller et son livre est empli d'expressions, de paragraphes étonnants, quasi surréalistes, très poétiques à propos des animaux, des hommes, de l'amour, des fleurs, de la nature : "Derrière la fenêtre les racines des fils de la vie ont peut-être déjà commencé à s'accrocher à la terre. Les pommiers en fleurs, leur éclat innocent, un peu étonné de soi-même, comme une communiante qui aurait pour la première fois passé une mini-jupe et compris qu'elle la rendait attirante. Tout fut un instant à sa place, juste comme il se devait." (p.242) J'aime beaucoup l'image de cette communiante en mini-jupe, qui arrive dans cette phrase par le biais d'une image totalement improbable, mais je confesse, mon père que ça doit être mon côté pervers qui fait des siennes ! Ceci étant, c'est pas moi qui aie commencé, c'est Riika !
Tout cela pour dire que lorsque vous aurez entamé la lecture de ce roman (car je ne doute point que vous le ferez), vous risquez bien de ne pouvoir vous arrêter, charmé(e)s que vous serez par le mélange de Riika (maintenant qu'on a parlé de la communiante, je me permets de l'appeler par son prénom) : entre observation des liens amoureux et familiaux très réalistes, digressions oniriques et réflexions justes et clairvoyantes. Bonne lecture de ce très bon roman nordique et qui en plus réussit l'exploit de n'être pas un polar !
Gwenaelle en fait son premier coup de cœur de l'année.
Merci Aliénor.