Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Ceux de Menglazeg

Publié le par Yv

Ceux de Menglazeg, Hervé Jaouen, Presses de la cité, 2011

1982, au coeur de la Bretagne. Un soir, Sylviane, jeune femme de 18 ans rentre du travail et croit apercevoir dans la rivière le toit de la voiture de sa mère. A l'intérieur, pense-telle, peuvent s'y être noyés Aurore, sa mère mais aussi Louis et Capucine ses petits frère et soeur. Dès lors, elle hésite sur la conduite à tenir, car sa très violente dispute de la veille avec sa mère a sans doute entraîné cet accident, ou ce suicide. 

Nous avons parfois -j'avoue, j'ai parfois- pour les romans dits régionaux -voire de terroir- des a priori négatifs. Ce roman breton, écrit par un Breton (né à Quimper), se passe en Bretagne, dans les Montagnes Noires ; on y parle parfois le breton (avec notes bas de pages, ouf !) et est édité dans la collection de l'éditeur qui se nomme Terres de France. Régional et terroir donc. Oui, mais il est vachement bien ! Tout simplement. C'est le dernier volume d'une fresque bretonne écrite par Hervé Jaouen et qui contient quatre tomes. Je n'ai pas lu les précédents, mais no problem, ils se lisent indépendamment les uns des autres.

Qu'est-ce qui fait que ce roman est -je me cite, on n'est jamais si bien servi que par soi-même- "vachement bien" ? Mais tout, ai-je envie de vous répondre. Par exemple, l'intrigue s'évente assez vite (disons que quelques indices et une perspicacité au dessus de la moyenne -si si, je maintiens, au pire ça fait vantard, au mieux, on me croit, et là mon aura croît- m'ont fait deviner assez vite le secret de famille). Mais, malgré cela, j'ai dévoré ce roman ; c'est un signe qui ne trompe pas. Tellement de romans ne tiennent qu'à l'intrigue, qui une fois devinée perdent tout leur intérêt. Pas là.

Quelques pistes pour cerner mon engouement :

Les lieux d'abord, empreints de légendes, d'histoires plus ou moins glaçantes. Un climat typique aussi qui permet d'opacifier et de densifier le secret.

Les personnages ensuite. Ils sont laids, difformes pour certains, parfois terriblement hostiles, antipathiques, mais avec d'autres côtés plus attachants. Nul n'est tout noir ou tout blanc. Sylviane est une belle jeune fille, mais pas facile, avec du caractère et quelques "casseroles" qu'elle traîne. Sa relation avec sa mère est tendue, voire totalement haineuse. Mikelig, le père est un petit bonhomme que la polio à déformé et empêché de grandir. Il voue un amour total à sa femme. Aurore, la mère, l'objet de l'amour aveugle de Mikelig et qui le lui rend bien d'ailleurs -cet amour intense, qui surmonte tout, même les événement les plus indignes-, est le personnage central du livre : sa corpulence, son caractère, sa description éclipsent un peu les autres :

"Les plus méchantes parleraient d'épouvantail à moineaux fabriqué aux Champs-Elysées : sur ces formes rebondies devant et derrière, sur toute cette chair, regardez donc cette robe cheuc'h [chic], enrichie -pour rappeler la collerette des gilles [la famille nordiste d'Aurore]- d'un mantelet en satin, aussi seyant à cette tête bouffie, à ces petits yeux derrière des lunettes d'écaille, à ces bajoues et à cette lèvre supérieure surlignée de duvet brun, qu'un col de gilet de sauvetage à une tête de veau sur l'étal d'un boucher. [...] Plus tard dans la journée, on apprendrait que la mariée [Aurore] compensait sa mocheté par sa gaieté et son appétit de réjouissances. A table, Aurore n'était pas du genre à laisser sa part au voisin, et jamais elle ne mettait sa main entre une bouteille de vin et son verre, et en pleines libations Madame n'était pas la dernière à pousser la chansonnette cochonne." (p27/28)

Le mariage, ah oui, parlons-en. Tout un chapitre, inoubliable, lui est consacré. Aurore est du Nord, Mikelig local : une rencontre des deux cultures et une union étonnante, précédée d'un enterrement. La description d'Hervé Jaouen est un grand moment, on s'y croirait. J'en rigole encore. Il paraît même que dans le Nord, on parle encore du cheval breton qui tractait le corbillard (en 1963, en Bretagne, dans les petits villages, les corbillards n'étaient pas encore tous motorisés)

Enfin, l'écriture. Quelle langue ! Point d'artifices. Du direct. Du franc. Du cru. Du franchouillard argotique mâtiné de breton. Les scènes un peu chaudes, parce que Madame n'est pas avare non plus de ses charmes, au plus grand bonheur de son mari, sont très drôles, et permettent de se détendre entre deux révélations pas reposantes. Cette langue et l'humour inhérent font eux aussi passer des scènes terribles plus facilement, ou alors, au choix, en rajoutent encore dans l'horreur, la dégradation et le sordide :

"L'Aurore boréale en cloque, l'assistante sociale qui surveille son bide comme un paysan le tour de taille de son cochon à l'engraissement, et la voilà à point, crac direction la maternité, et Madame pond son oeuf, le dénommé Eddy, comme Mitchell. Si elle avait continué à pondre, tout le hit parade y serait passé.[le premier enfant confié à la DDASS se nommait Johnny] L'oeuf, il a été ramassé tout frais pondu sous le cul de la pondeuse. comme si elle avait accouché en haut d'un toboggan. Poussez, poussez, qu'on lui dit, et hop, elle expulse le produit de la bête à deux dos, et hop il glisse direct dans le couffin de la DDASS. Adieu couvée ! C'est pas beau ça ?" (p.54)

Un bouquin pas commun, des personnages qui marquent et que je n'oublierai pas de sitôt et une langue percutante, efficace et jouissive. J'irais bien voir si leurs aïeux des trois tomes précédents sont aussi barrés.

Un roman de la rentrée littéraire, mon dixième, le plus déjanté, le plus frais sûrement grâce à l'air marin breton.

Un avis assez proche chez Action-Suspense.

Commenter cet article