Le ciel de Lima
Le ciel de Lima, Juan Gómez Bárcena, Baromètre, 2022 (traduit par Thomas Evellin)
Lima, Pérou, 1904, deux jeunes hommes de bonne famille, amis, qui s'ennuient un peu et rêvent d'écrire de la poésie, éprouvent la même passion pour le poète espagnol Juan Ramón Jiménez. Pour pouvoir recevoir le dernier recueil de leur auteur favori, ils imaginent un canular et créent une admiratrice Georgina Hübner qui envoie une lettre au futur Prix Nobel de Littérature, qui, contre toute attente répond et accompagne sa réponse de son ouvrage. C'est le début d'une relation épistolaire au rythme des traversées des Transatlantiques et sur fond de grève et révolte prolétariennes au Pérou.
C'est le premier roman de Juan Gómez Bárcena traduit en français qui à partir d'un fait réel bâtit une fiction réjouissante et fine. De la réalité historique avec la vie liménienne d'il y a un siècle, la révolte des dockers, les jeunes oisifs qui se baladent avec des costumes à 80 sols, qui ne rêvent que de littérature et, au moins l'un d'entre eux qui comprend la vie des plus pauvres qui ne touchent que 2 sols par jour et alors qu'une demi miche de pain coûte 1/2 sol... De l'amitié, de la bohème -avec quand même les parents qui régalent-, de l'amour, des bordels, des soûleries et de la littérature. C'est aussi et surtout, un roman dans le roman, dans lequel les personnages se posent des questions sur leurs rôles : "Il s'imagine prisonnier de ses pages, contraint de faire tout ce que la narrateur lui demande de faire. Son pire cauchemar : jouer les homos dans le roman de José, découvrir qu'il l'est simplement parce que le narrateur exige qu'il le soit." (p.270) Juan Gómez Bárcena intervient assez souvent en tant qu'auteur pour parler de création littéraire, pour faire un saut dans le temps et prévoir ce que pourraient devenir ses personnages, pour faire un pas de côté dans son roman, nous sortir de son histoire, nous montrer qu'elle n'est que fiction mais que la fiction pourrait être réalité, pour donner son avis "C'était un bon médecin, capable d'éclisser une jambe cassée, de combattre la malaria et de neutraliser le venin d'une piqûre de serpent, mais il n'avait aucune notion de psychologie. Par ailleurs, à quoi aurait bien pu lui servir ce genre de connaissances à la fin du XIXe siècle alors que l'esprit humain était encore considéré, tout au plus, comme un appendice de la biologie ? S'il ne voyait donc pas de troubles de l'anxiété dans ces crises de larmes, c'était simplement parce qu'ils n'avaient pas encore été inventés..." (p.43). Enfin, bref, un exercice brillant où à tout moment on bascule de la fiction aux remarques de l'auteur et vice-versa, que j'ai beaucoup aimé. L'auteur part d'une anecdote réelle, invente une vaste supercherie littéraire dans laquelle on se régale. Il joue sur tous les registres, c'est enlevé, drôle, ironique, sarcastique, mais aussi très sérieux et historique, littéraire... Et au fil des pages, on apprend comment selon certains doit se construire un roman, quels types de personnages, les rôles primaires et secondaires... à quel moment un rebondissement doit survenir... C'est là que je parlais de roman dans le roman, une mise en abyme.
Bref, une très belle découverte et donc belle idée des éditions Baromètre que de publier ce texte jouissif et épatant, fin, élégant et malin.