D'exil et de chair
D'exil et de chair, Anne-Catherine Blanc, Ed. Mutine, 2017.....
1939/1940, Soledad, jeune espagnole accompagnée de son fils Jacinto a fui son pays depuis l'assassinat de son mari un républicain opposant à Franco , elle atterrit au Camp Joffre de Rivesaltes, là où l'état français parque les réfugiés qui le gênent. C'est dans ce camp que Mamadou Diamé, tirailleur sénégalais qui a échappé aux fusillades de l'occupant nazi qui veut blanchir l'armée française affronte le vent et le froid en surveillant les détenus.
Début des années 2000, Issa Diamé, petit-fils de Mamadou tente la remontée du Sénagal vers la France et l'Angleterre ; il émigre et veut devenir un artiste reconnu, comme Basquiat.
Roman à trois voix, assez étonnant puisque soit elles ne se rencontrent que brièvement soit elles se parlent à 70 années d'écart. Étonnant également parce que l'auteure joue avec les retours en arrière, les avancées dans le temps, il faut bien lire les titres des chapitres qui indiquent le nom du narrateur, le lieu duquel il s'exprime et la date et tout coule parfaitement. Aucune difficulté dans ce roman qui prend aux tripes, qui résonne au plus profond du lecteur. Avec son écriture fluide et tellement belle, Anne-Catherine Blanc cisèle des personnages simples, d'une épaisseur et d'une humanité incroyables. De ceux qui restent longtemps en mémoire, qui laissent une trace indélébile. Ils racontent ce que furent les années trente/quarante et l'accueil que la France fit aux réfugiés, les enfermant dans des camps construits à la hâte et dans lesquels ils -enfants, femmes et hommes- mouraient de faim, de froid, ... La Retirada ou cet exode sans précédent de réfugiés espagnols hante les pages du livre, les charpente et les densifie de la même manière que le sort réservé aux tirailleurs sénégalais avant, pendant et après la guerre. La lecture est intense. La France ne sort pas très glorieuse de cette période ayant oublié ses valeurs d'accueil, de liberté, d'égalité et de fraternité.
Je sais qu'AC Blanc s'est documentée pendant trois ans pour étayer son histoire. Il m'a fallu quelques jours pour la lire, en passant par divers stades : la colère, le dégoût, la honte, l'interrogation (mais qu'aurais-je fait dans ces conditions ?), l'émotion, et le plaisir de lire des pages absolument splendides... C'est un livre puissant, prenant qui ne se lâche pas. Les chapitres se déroulant de nos jours avec les tentatives d'Issa pour venir en Europe ne sont pas les plus reposants, car plus près de nous il interrogent encore plus fortement. Tout ce que j'ai pu écrire plus haut à propos de Soledad et Mamadou est ici aussi d'actualité. Et je n'ai pu m'empêcher de penser à tous ces migrants quittant les conflits et cherchant à survivre que l'Europe ne veut pas accueillir et qui meurent par bateaux entiers.
AC Blanc s'empare d'un sujet fort et casse-gueule et s'en sort admirablement, comme l'avait fait Pascal Manoukian avec Les échoués. Elle y ajoute, au détour de scènes fortes, des phrases superbes, terribles, comme celles-ci racontant comment les tirailleurs sénégalais ont été recrutés : "Ils ont emmené des imbéciles consentants, pris comme moi aux rets d'une parole faussaire, des jeunes fiers de partir se battre, fiers de partir voir la France et le monde. Fiers des regards posés sur eux : les regards sincères des vieux et des femmes. Les regards admiratifs des enfants. Les regards des recruteurs, ces regards où dormait le mensonge." (p.26)
Ou encore celles-ci dans lesquelles elle sépare "le monde qui bouge" entre les voyageurs et les clandestins :
"Les voyageurs dessinent librement des réseaux d'amitié dans le temps et l'espace. La rencontre, puis la séparation, ouvrent des perspectives d'échanges, de messages, de photos et, à long terme, de retrouvailles joyeuses. Les clandestins esquissent furtivement des lignes de vie que le vent efface.
Les voyageurs suivent un trajet rectiligne pour partir, puis pour revenir au pays se construire un avenir. Les clandestins fuient le pays où ils n'ont pas d'avenir et se déplacent de biais, comme les crabes. Comme les crabes, ils fréquentent les trous discrets." (p.238)
Pff, je sors de ce roman tout chose, entre la sensation d'avoir lu un très grand roman et celle d'avoir lu un très très grand roman. Un coup de cœur, évidemment, sans doute le livre le plus fort que j'aie lu cette année. Attention, chef d'oeuvre à ne manquer sous aucun prétexte !