La foule
La foule, Driss Chraïbi, Denoël, 2016 (première édition, 1961)...,
Octave Mathurin, un paisible et assez mauvais professeur d'histoire ne parvient à calmer ses élèves qu'en leur racontant des histoires drôles. C'est pourtant lui qui sera choisi pour être le prochain Président de la République. Il est acclamé par la foule qui l'aime parce qu'il n'y connaît rien, n'a pas de programme et ne fait pas partie du sérail politique, au contraire, il a limogé tous ceux qui en étaient et qui lorgnaient de belles places. Moira Cochrane est une journaliste qui veut absolument interroger un homme surnommé Pauvre Vieux, elle croise dans son voyage, à l'aéroport, deux hommes noirs, Mamadou et Mamadou, étranges journalistes analphabètes.
Que voici un roman étrange, à la fois drôle, un peu absurde dans ses personnages de deux Mamadou, pas crédible et en fait visionnaire et assez proche d'une certaine réalité, profondément moderne. Écrit en 1960/61 par un auteur marocain d'expression française, Driss Chraïbi (1926-2007), publié en 1961. Quelle belle idée de Denoël que de le re-proposer au catalogue (dans la collection Empreinte).
Je disais que l'histoire n'était pas crédible, ce petit prof effacé, mal dans sa peau, quasi humilié par ses élèves qui se retrouve au plus haut poste de son pays et pourtant, un petit homme, sans programme qui promet de changer le monde, qui met des estrades partout où il va pour ne pas paraître petit, amoureux de sa femme au point d'en oublier ses fonctions, ... ça ne vous rappelle personne ? C'est un peu un condensé de nos politiques depuis quelques années, plus occupés par leur image que par leur tâche et surtout obnubilés par leur réélection pour divers motifs (besoin de pouvoir, de montrer qu'on est le meilleur, envie d'échapper à la prison, ...)
Je parlais également de modernité, certains passages en sont criants, on les croirait écrits il y a seulement quelques semaines : "Plus on est civilisé et moins on vit. On en arrive à perdre la notion de la vie et, face à la vie, on se sent de plus en plus seul, on devient un paria de la vie. Alors on se serre les coudes, on devient grégaire et social au sein d'une nation, d'une religion, d'une idéologie ou d'un système économique donnés. La plupart du temps, on n'est même pas conscient de cette solitude. On achète des meubles et on se marie. Le problème du logement, le problème du bifteck priment les problèmes de l'âme. Et on crée des enfants qui vivront dans un monde qui sera beaucoup plus dur que le nôtre, parce que notre monde est appelé à être unifié, c'est-à-dire planifié, total. Et nos enfants créeront leurs enfants appelés à vivre dans un monde encore plus dur et plus inhumain." (p.54/55) Et c'est loin d'être le seul, un peu comme si Driss Chraïbi avait été médium et avait deviné notre avenir ou bien, sans doute fut-il un grand observateur de son temps.