Le Carré des Allemands
Le Carré des Allemands. Journal d'un autre, Jacques Richard, La Différence, 2016...
"C'est un portrait double que dresse en cinq carnets brefs celui qui dit "je" dans cet étrange et envoûtant roman. Le fils parle de son père : "Qu'a-t-il fait à la guerre, Papa ? -Il s'est engagé à dix-sept ans. Il ne faut pas parler de ça." Et à travers le père, le fils parle aussi de lui : "Tous ces moi que je suis, enchâssés l'un dans l'autre depuis le tout premier." (4ème de couverture)
Déprimés, passez votre chemin, ce roman est fait pour qui va bien et ne redoute pas d'explorer les tréfonds des âmes des coupables d'atrocités. Lecture exigeante donc. D'abord par le thème : le père s'est engagé à dix-sept ans dans les Waffen SS pour échapper à une vie de misère et de violence, plus que par attachement aux idées nazies. Cet engagement était pour lui l'occasion de se sortir de son état ; sans doute y aurait-il eu une autre opportunité dans d'autres armées puissantes l'aurait-il choisie ? C'est l'aventure et le corps militaire en temps de pré-guerre qui l'attiraient : la violence, la mort, l'adrénaline, ... Mais ce fut la Waffen SS, puis ensuite d'autres choix tout aussi discutables, toujours les conflits, toujours la violence pour échapper à sa vie : "Il fuyait. Je crois qu'il n'arrivait pas à faire autrement. Je vous ai dit, il y en a qui ne savent pas comment faire autrement. Ils ne trouvent pas leur place. Et nous, encore une fois, nous ne sommes pas à la leur. Pour eux, revenir n'a pas de sens. Pour quoi faire et pour qui ? Et quel visage montrer à ceux qui sont restés et qui ont attendu ? La honte est leur histoire. Ils s'en vont de partout. Il n'y a pas d'endroit dont ils ne doivent partir." (p.59)
Le fils a du mal à se construire avec une telle image du père, il le cherche dans des photos, dans les souvenirs de parents éloignés ; il s'isole, ne parvient pas à s'intégrer à des groupes, à lier des relations durables trop occuper à tenter de répondre aux questions que lui pose le passé de son père : "Nous sommes dans un jeu de miroirs, de fragments où personne ne se voit tout entier. Mais à tenir les autres à distance, c'est moi-même que j'enferme. Les autres sont mes barreaux." (p.15) Comment doit-il l'intégrer dans sa vie ? Comment en parler ou ne pas en parler ? Comment vivre tout simplement en sachant qu'on est le fils d'un salaud, d'un type qui a tué et violé, certes en temps de guerre, mais tout de même ces crimes sont terribles ?
Et le père d'intervenir comme s'il relatait dans un courrier les atrocités commises par son unité, son dégoût, voire ses actions pour empêcher des exactions, preuve qu'il n'était pas un vrai salaud ou qu'il n'était pas que cela.
C'est un récit lourd, plombant, dur et profond. Jacques Richard parvient à une profondeur rarement atteinte en littérature contemporaine. Son style sec fait de phrases courtes, directes n'y est sûrement pas pour rien. De l'écriture "à l'os" disais je ne sais plus qui, c'est un qualificatif que l'on peut reprendre pour ce roman : il va au plus profond des âmes, des esprits, des questionnements sans se soucier du dérangement et du malaise des personnages voire des lecteurs.
Un roman fort et puissant, intense, pour lequel il faut se ménager du temps et de la distraction entre deux carnets. On peut parfois s'y perdre si on le lit d'une traite, même si c'est tentant puisqu'il ne fait que 142 pages. Enfin, 142 pages qui vous remueront plus que n'importe quel best-seller -on me pardonnera j'espère cet anglicisme- de telle ou telle rentrée littéraire.