Profession du père
Profession du père, Sorj Chalandon, Grasset, 2015...,
Émile Choulans grandit entre un père violent, mythomane, qui lui raconte ses faits de guerre, ses histoires d'espion. Raciste, partisan de l'Algérie française, le sujet est particulièrement brûlant en ce tout début des années 60. Aussi, lorsque le putsch des généraux a lieu en Algérie, cet homme dérangé prend le parti d'iceux et il demande à son fils de "taguer" à la craie les murs sur son trajet pour aller au collège, du nom de l'OAS. Et lorsqu'il s'agit de supprimer De Gaulle, c'est aussi à Émile que son père s'adresse. Et comme le garçon sait que son père possède une arme, son esprit envisage déjà le pire.
"Quand mon père me battait il criait en anglais...", ainsi commence l'un des précédents romans de Sorj Chalandon, Retour à Killybegs. Lors de la remise du Prix France Télévision, en 2011 qu'il n'avait pas remporté d'ailleurs (la lauréate était Delphine de Vigan), il était resté parler avec les lecteurs-jurés et m'avait dit que cette première phrase de ce roman était réelle sauf sur un point, son père parlait alors en allemand. Profession du père est la continuité de cette phrase, Sorj Chalandon est sans doute à peine caché sous Émile Choulans, d'après ce que j'ai pu lire sur ce roman depuis qu'il est sorti. C'est un roman bouleversant sur les rapports père-fils totalement dénaturés par la maladie et la violence. Émile n'a de cesse de vouloir faire plaisir à ce père violent qui ne le complimente jamais, au contraire, il le rabaisse systématiquement, le frappe, le punit brutalement. Il croit à ses histoires d'espionnage, d'OAS et de CIA. Même lorsque le fils fait quelque chose de bien une explication du père met fin à sa joie, comme cette fois où par son dessin, Émile a gagné deux places de cinéma : "Ma mère a applaudi. Mon père a souri. Pendant la guerre, il avait sauvé la vie de monsieur Bertholon, le directeur du cinéma. Pendant que je dessinais, il était passé le voir pour lui souffler mon nom. Voilà pourquoi nous avions gagné. Mon père était ravi." (p.178)
Comme à son habitude, Sorj Chalandon, écrit un roman fort et accessible bien que dur. Même si je me dois de dire que je l'ai parfois trouvé trop long, un peu voyeur, mais peut-être est-ce parce que j'en attendais trop, venant de cet écrivain que j'aime beaucoup. Son héros est un jeune homme, mais le langage adopté n'est pas bêtifiant, ce qui est souvent le cas avec des héros-ados. On endure avec Émile, on le soutient puisque même sa mère a du mal à le faire, c'est une femme passive qui tente de le protéger et évitant les coups et les insultes. On se demande jusqu'où il pourra aller pour s'attirer si ce n'est l'amour au moins une marque d'affection et de tendresse de son père. Difficile de se construire après une enfance comme celle-ci, Gérard Garouste en parle dans L'intranquille, son autobiographie d'une manière forte également. Sorj Chalandon aborde ce thème sous forme de roman, une manière différente et tout aussi marquante d'écrire sur les violences paternelles et sur la difficulté qu'a un enfant à sortir du cercle familial malgré les coups et les insultes. On se demande toujours pourquoi les femmes battues restent avec les hommes qui les frappent, mais les enfants devenus grands pourraient aussi partir. Mais l'amour, la demande de reconnaissance, le désir d'obtenir enfin des compliments, des remarques positives est sans doute encore plus fort. Quasiment jusqu'au bout, ces enfants brimés espéreront un geste, un mot du père. C'était déjà vrai dans L'intranquille dont je parlais plus haut. Ça l'est aussi dans Je n'ai jamais eu de petite robe noire de Roselyne Madelénat.
Un beau roman, touchant et fort sur l'enfance lorsqu'elle ne se déroule pas comme elle devrait.